Article | Lecture longue
Faire du design circulaire, c’est ma manière d’exercer ma responsabilité envers la planète et ses habitants
May 2021
Gabriella Cinque, interviewée par Henry Pichat
Depuis 2019, la designer Gabriella Cinque travaille au sein du Centre Design d’Expérience du Groupe Orange (Xdlab). Affectée au Programme Support Design Circulaire & Innovation Durable et au Programme Design Responsable, elle participe aussi aux initiatives RSE du Groupe. Elle témoigne aujourd’hui de l’impact du design circulaire sur sa vie professionnelle et personnelle.
Qu'est-ce qui vous a amené à vous intéresser au design circulaire ?
Au fil des années, travaillant en tant que designer sur des centaines de projets, pour différentes entreprises, j’ai senti de plus en plus fort le besoin de concilier mon travail avec mes valeurs personnelles. Fondamentalement, j’ai toujours été une personne qui a du mal à faire quelque chose sans en comprendre la valeur, les raisons, l’impact.
Au fil des années, j’ai donc voulu introduire de plus en plus une dimension éthique forte dans ma démarche de design, car je voulais donner plus d’espace à ce même sens de responsabilité et de justice sociale que je vivais déjà très intensément dans mon quotidien de tous les jours.
Avoir une approche circulaire au design, à mon métier, est donc pour moi une manière d’exercer ma responsabilité envers la planète et ses habitants avec force et conscience, de faire ma part, et de donner du sens et de l’utilité à mon passage sur cette Terre.
Quelle a été votre première expérience de design circulaire ?
Il m’a fallu un certain temps pour passer de l’intention à l’action. Pendant plusieurs années, j’ai senti que je devais faire plus, mais je ne savais pas vraiment quoi, ni comment. J’avais commencé à lire des livres sur le design éthique et le design circulaire, et je suivais de près les publications de la Fondation Ellen Macarthur et les activités de designers déjà expérimentés sur ces sujets tels que Leyla Acaroglu ou Geoffrey Dorne.
Cependant, dans les contextes ou dans la position dans laquelle j’étais, cela me semblait à chaque fois impossible à mettre en place.
Je venais d’arriver chez Orange depuis quelques semaines et j’ai pu expérimenter le design circulaire sur le projet Cloud PC. Chez Orange, nous faisons de plus en plus du design circulaire aussi parce que nous pensons que cela sert les engagements 2025. Et en plus cela correspond à nos convictions de Designers.
Sincèrement, ce fut le fait d’être chez Orange qui me fit sentir assez sereine pour pouvoir m’y lancer. J’ai eu le sentiment que, dans un tel contexte, j’aurais les ressources et la confiance nécessaires pour essayer. Et la suite l’a confirmé.
Pour le projet en question, le fait d’avoir mis en place une démarche de design circulaire s’est révélé essentiel pour traiter des aspects du service que d’habitude l’on met de côté : les impacts environnementaux et sociétaux, directs ou indirects, à court ou long terme. Ces aspects ont été pris en compte à la fois dans la manière de concevoir le service pour qu’il soit écologique et responsable, mais aussi dans la capacité à anticiper les risques éventuels suite au lancement.
Comme il s’agissait d’un projet d’anticipation pour un potentiel nouveau service, la démarche a permis de délivrer aux décideurs les recommandations classiques sur les volets business et technique, mais aussi de les alerter sur des risques potentiels auxquels nous n’aurions pas pensé avec une approche design différente.
Quels outils avez-vous utilisés en premier pour faire du design circulaire ?
Personnellement, comme peut-être beaucoup de designers de ma génération, j’avais l’habitude surtout à des approches Design Thinking, Lean ou agiles, pour lesquelles des outils existent tels que la carte d’empathie, la proposition de valeur, la User Journey Map, etc.
Cependant, j’avais l’impression que tous ces outils étaient essentiellement orientés vers la prise en compte de deux aspects seulement : les clients et le retour sur investissement pour l’entreprise. Mais dans la complexité du monde dans lequel nous vivons, il n’y a pas que les clients d’une entreprise et ses bénéfices. Qu’en est-il de tout le reste ?
Au fil du temps, le design thinking et l’agilité étaient devenus pour la communauté des designers l’équivalent des monocultures en agriculture : ils avaient écrasé de nombreuses autres approches telles que des hectares de bois rasés pour planter des sapins de Noël à bout de souffle.
J’ai donc commencé à faire des recherches, en remontant de plus en plus dans le temps. Comment pouvait-on concevoir différemment ? Comment était-ce fait avant ?
Et c’est ainsi que j’ai découvert la pensée systémique, le design critique, les approches Jugaad, le design spéculatif, les méthodes frugales, toutes des approches responsables qui existent depuis plusieurs décennies. À ce moment-là, les chakras étant désormais ouverts, j’ai étendu mes recherches par analogie à ce que d’autres techniques d’autres secteurs avaient à offrir, comme la permaculture, dont les principes de base peuvent inspirer un designer dans son travail comme dans la vie de tous les jours.
Après avoir fait des études longues et approfondies de toutes ces techniques, j’ai commencé à en pratiquer certaines et en ayant désormais clairement en tête ce que j’essayais de faire à travers mon métier, il était facile et naturel de reprendre les outils de design thinking et les adapter, ou de créer carrément de nouveaux outils dont j’estimais avoir besoin sur le terrain de mes projets.
Le design circulaire s’intéresse beaucoup aux produits physiques… Comment vous y prenez-vous pour réfléchir et créer de nouveaux outils pour la conception de services numériques ?
En tant que designer, je commence toujours par un besoin : le mien, dans ce cas.
Par exemple, une fois, je me suis retrouvée à travailler sur un projet de conception de service, et à devoir organiser des séances de créativité pour générer des idées autour d’une problématique utilisateur. Je voulais introduire les sujets de la responsabilité et de l’environnement dès le départ, mais tous les outils que je trouvais disponibles concernaient toujours et uniquement des produits matériels et donc n’étaient pas complètement adaptés.
Ainsi, à partir d’une base de connaissances de tous ces outils orientés produit, j’ai crée un set de cartes utile pour réfléchir à des stratégies éco-responsables pour les services numériques.
Je pense que c’est un processus créatif très similaire à ce que l’on peut trouver dans d’autres domaines, comme la musique, l’écriture ou la peinture : j’ai quelque chose à dire, quelque chose à exprimer, un objectif à atteindre, et j’essaye de le faire de la manière qui semble pour moi la plus efficace.
Toutefois, ne s’agissant pas d’un oeuvre artistique, mais d’un artefact design, la différence est que mon jeu de cartes devait fonctionner, être utile pour moi et potentiellement pour d’autres designer : je l’ai donc testé, puis je l’ai amélioré, puis je l’ai utilisé à nouveau, et je l’ai amélioré encore en observant d’autres personnes l’utiliser.
En plus des outils que vous avez créés, y a-t-il un ou deux outils déjà existants qui vous ont été particulièrement utiles ?
J’aime bien les outils qui amènent ma réflexion plus loin, en ouvrant des portes inattendues : la roue systémique par exemple, qui permet en atelier de réfléchir collectivement autour des externalités d’un produit ou service, ou la roue du futur qui date des années ‘70 mais qui ne cesse pas d’être dans l’air du temps.
Est-ce que votre travail sur le design circulaire a eu un impact sur votre vie personnelle ?
Il y avait une petite graine en moi avant même que le design circulaire devienne mon activité principale, et maintenant elle a grandi en une belle plante avec quelques petits fruits, bons et savoureux mais encore petits et un peu verts.
J’essaye de transmettre tout mon enthousiasme pour ces sujets même en dehors de mon travail, car le problème avec ces approches est qu’une fois qu’on les a dans la tête, elles affectent la façon dont on voit les choses de manière plus générale : mon conjoint me déteste, parce que, quand on écoute les actualités, je commence à faire des liens avec des sujets très éloignés ,en mode approche systémique, ou parce que s’il fait un achat sans avoir considéré le cycle de vie du produit, je le harcèle pendant des jours.
Ce sont encore des sujets délicats à discuter avec des personnes qui ne sont pas designers ou désireuses de contribuer à un changement global, car ils nous obligent forcément à remettre en question notre façon de faire ou de penser.
J’ai noté toutefois qu’avec les enfants, c’est plus facile, car ils questionnent davantage le monde qui les entoure.
C’est pourquoi, j’ai écrit un livre destiné aux enfants pour leur montrer comment l’expérience de Greta Thunberg est un exemple d’engagement social, et comment chacun, à son échelle et avec ses propres actions, peut faire la différence.
J’ai également créé du matériel pédagogique en adaptant les outils de design circulaire pour les enfants. Je les propose dans le cadre d’ateliers dans les médiathèques et centres de loisirs : regarder comment ces petits humains s’indignent des choses que nous considérons comme normales remplit mon cœur d’optimisme.
J’espère ainsi contribuer davantage au développement de jeunes créatifs qui, demain, sauront certainement faire tout ce que nous n’avons pas su jusqu’à présent.